Pratique musicale des modes relevés dans les mélodies traditionnelles

Cet article propose aux musiciens, chanteurs et curieux une exploration pratique de l’univers mélodique des répertoires traditionnels des régions du Massif Central. On y trouvera des climats musicaux variés, définis et formalisés sous forme de modes, par leurs échelles et intervalles, avec à chaque fois des exemples sonores et écrits (échelle, exemple improvisé, exemples de mélodies traditionnelles). Pour pouvoir circuler plus aisément à travers ces nombreux modes proposés, je les ai ordonné ici dans un classement provisoire qui n’est qu’une commodité pratique, et non un système se voulant définitif.
Je rappelle que deux articles précédents : « Les musiques traditionnelles du Massif central sont-elles modales ? » et « Vers une nouvelle musique modale » explicitent le contexte dans lequel je fais cette proposition d’exploration musicale. C’est pourquoi je ne le rappellerai pas ici, passant directement à des considérations pratiques.

SOMMAIRE

1. MISE EN PRATIQUE DES MODES

  • 1.1) METTRE UN BOURDON CONTINU
  • 1.2) ÉCOUTER ET EXPLORER LE MODE
  • 1.3) IMPROVISER SUR UN TEXTE
  • 1.4) IMPROVISER SUR UN CYCLE RYTHMIQUE
  • 1.5) IMPROVISER EN PARTANT D’UNE MÉLODIE

2. LES MODES PROPOSES : DESCRIPTION ET EXEMPLES->#DESCRIPTION]

  • 2.1) AVERTISSEMENT SUR LES NOTATIONS
  • 2.2) LES ILLUSTRATIONS

 

1. MISE EN PRATIQUE DES MODES

Pour vous familiariser avec un des modes que je vais décrire par la suite, je vous propose la démarche suivante :

1.1) METTRE UN BOURDON CONTINU

Si vous disposez d’un clavier électrique, vous pouvez le faire en bloquant une touche au moyen d’un morceau de papier plié ou autre, afin de garder les mains libres (choisissez un son continu du type orgue). Il existe des appareils mis au point pour la musique indienne (le sruti-box et le tampura électronique), moins encombrants qu’un clavier, et qui répondent exactement à cette fonction de donner un bourdon pour servir de support au travail musical soliste. Vous pouvez aussi télécharger ou écouter les bourdons que nous allons vous donner en ligne. Choisissez votre tonalité et mettez en route le bourdon.

Bourdon (son d’orgue)
Do

Mi

Fa

Sol

La

Si

 

Bourdon (son de tampura)

Do

Do# Réb

Ré# Mib

Mi

Fa

Fa# Solb

Sol

Sol# Lab

La

La# Sib

Si


1.2) ECOUTER ET EXPLORER LE MODE

Dans un premier temps, parcourez le mode du bas en haut et du haut en bas de son échelle, en montant et descendant tranquillement les notes sur votre instrument ou à la voix. A chaque fois que vous arriverez sur la tonique, le bourdon vous suggérera un repos plus long à cet endroit.

Puis, quand vous avez bien le mode dans l’oreille et dans les doigts, promenez-vous dedans de façon plus libre, en montant et descendant des portions plus petites de l’échelle, sans la balayer entièrement à chaque fois. Montez trois notes, descendez-en deux, etc. Savourez le climat musical qui se dégage peu à peu, et laissez-vous guider par ce qui vient, ce qui commence à chanter en vous (tout en tâchant de ne pas sortir du mode, c’est-à-dire de ne pas introduire de notes étrangères qui viendraient modifier ce climat). Commencez à essayer des sauts mélodiques, c’est-à-dire des mouvements d’une note à une autre non voisine. Peut-être retrouverez-vous ainsi des fragments de mélodies que vous avez déjà entendues, ou au moins des motifs mélodiques qui vous sont déjà familiers.

1.3) IMPROVISER SUR UN TEXTE

Vous pouvez ensuite prendre un support pour guider votre exploration mélodique : ce peut être par exemple des paroles, un texte quelconque, que vous allez cantiller, c’est-à-dire improviser au fur et à mesure une mélodie, structurée par la découpe du texte que vous prononcez (nombre de syllabes, respirations musicales correspondant à la ponctuation ou au rythme de la parole, découpe en vers, en couplets , en phrases et paragraphes…). Laissez-vous aller, en suivant le rythme auquel vous pourriez dire ou déclamer ce texte.

Il peut être intéressant d’éviter les paroles d’une chanson qui vous est trop familière, car l’attirance vers une mélodie connue pourrait parasiter votre recherche dans un mode qui peut être différent. En fait, n’importe quel texte, même en prose ou en vers libres, peut faire l’affaire : il possédera de toute façon un rythme verbal et une structure, même irrégulière, qui guideront votre invention mélodique.

1.4) IMPROVISER SUR UN CYCLE RYTHMIQUE
Vous pouvez aussi continuer à explorer le mode en étant guidé par une structure rythmique régulière, qui vous fournira un cadre dans lequel vous devrez insérer des valeurs rythmiques précises (au contraire des explorations précédentes, qui peuvent se faire en rythme libre). Pour cela, en plus du bourdon, si on n’a pas de collègue percussionniste sous la main, il est pratique de pouvoir utiliser des rythmes programmés sur un clavier électronique, des boucles rythmiques réalisables au moyen de différents logiciels ou d’appareils appropriés (samplers, boîtes à rythmes, …). Je tâcherai de proposer un choix de ces boucles rythmiques préparé sur Audacity, logiciel téléchargeable gratuitement.

Une fois que la rythmique et le bourdon sont en place, on peut partir de notes longues, « planant » au-dessus du rythme. Puis on entrera dans celui-ci progressivement, une fois que le corps et l’oreille se seront mis à l’unisson, et qu’on ressentira ce rythme de façon physique et automatique, sans réflexion ni analyse. Ainsi on sera disponible pour l’invention mélodique, en augmentant peu à peu la densité musicale .

Un autre point de départ possible est de partir de l’imitation vocale ou instrumentale du cycle rythmique, sur une, deux ou trois notes (ce qu’on peut appeler un ostinato rythmico-mélodique ou un riff), et d’enrichir peu à peu cet ostinato pour le rendre de plus en plus mélodique en l’élargissant puis en le variant.

1.5) IMPROVISER EN PARTANT D’UNE MÉLODIE
On peut aussi prendre comme point de départ une mélodie, que l’on va jouer en s’autorisant à la transformer, l’étirer, la développer, en veillant toutefois à toujours respecter son climat propre par le respect du mode. Pour chaque mode proposé, je donnerai quelques exemples de mélodies, mais vous pouvez faire la même chose à partir de mélodies de votre répertoire personnel, ce qui vous conduira à observer de plus près et à mieux comprendre leur échelle et leur construction mélodique.

On peut commencer par jouer une mélodie en la décadrant, c’est-à-dire en la faisant sortir de valeurs rythmiques strictes, en prenant des libertés avec les durées des notes et des respirations, en étirant ou comprimant des notes. On suit ainsi un rythme qui sera, non pas métronomique, mais plutôt proche de phénomènes naturels comme le souffle, le vent, les sons des vagues ou d’un cours d’eau, des chants d’oiseaux, … (on parle alors de rythme libre ou rythme naturel, par opposition à un rythme mesuré). C’est la première étape d’une appréhension plus libre de cette mélodie.

En profitant de ces plus grands espaces de respirations, on peut ensuite développer la mélodie de base par l’ajout de toutes sortes d’ornements, de petites variations mélodiques, par exemple des prolongements sur les notes de repos, des remplissages, des broderies d’introduction ou de transition, etc.

Une fois qu’on a ouvert cette porte, on arrive à s’éloigner de plus en plus de la mélodie de départ, pour se déplacer librement dans le mode.

2. LES MODES PROPOSES : DESCRIPTION ET EXEMPLES

2.1) AVERTISSEMENT SUR LES NOTATIONS
Je donnerai ici plusieurs éléments pour chaque mode proposé :

  • la notation de l’échelle dans quatre tonalités courantes (Do, Sol, Ré, La) ,
  • quelques exemples de mélodies, notées par convention systématiquement en ton de Sol,
  • des enregistrements de l’échelle et des mêmes mélodies, le plus souvent en Sol mais parfois en Ré (pour les modes des violoneux),
    – un enregistrement d’une courte improvisation dans ce mode, sans aucune autre prétention que d’en faire entendre rapidement le climat.

(Ayant dû enregistrer un grand nombre de séquences en très peu de temps, je prie l’auditeur de pardonner le caractère imparfait des interprétations : j’ai choisi de ne pas différer indéfiniment l’illustration sonore de cet article, me réservant d’en fournir plus tard une version mieux interprètée et enregistrée)

Dans les notations écrites, conformément à une pratique recommandée en ethnomusicologie, je ne mettrai à la clef que les altérations effectivement présentes dans les notes du mode. Ainsi par exemple, dans un mode défectif ne comportant pas de septième degré, je ne mettrai pas de Fa dièse en ton de Sol : la mélodie ne comportant aucun fa, je respecterai cette absence et éviterai donc de supposer un hypothétique fa dièse qui postulerait un mode majeur. Cette habitude peut permettre de voir, pratiquement, que telle ou telle mélodie dans un mode défectif peut être jouable sur un instrument qui ne joue pas habituellement dans cette tonalité : pour continuer sur le même exemple, une mélodie en Sol sans septième degré (c’est-à-dire sans Fa ni Fa#) peut être jouable à la fois sur un instrument qui n’a qu’un Fa naturel et sur celui qui n’a qu’un Fa dièse. Cela, de même que l’attention portée à l’étendue des airs, permet de trouver du répertoire commun à des instruments souvent considérés comme peu compatibles.

En ce qui concerne la notation, je pratique un aménagement personnel de l’écriture des barres de mesure et de reprise, en coupant parfois en deux des mesures de début et fin de phrase. Afin de placer la coupure entre deux phrases musicales, je laisse les notes en levée rattachées à leur phrase, ce qui permet, en affectant une ligne à chaque partie, de faire apparaître plus clairement la structure de la mélodie.

Certaines mélodies au rythme libre ou « élastique », se laissent difficilement encadrer par une écriture mesurée. Quand je les cite d’après un recueil écrit, j’en respecte ici la transcription. En revanche, pour mes propres transcriptions d’après des documents sonores, je préfère avoir recours à une notation plus simple : je suggère grossièrement les valeurs courtes et longues par des noires et blanches sans hampes, et je supprime toute indication de mesure. Les « mesures » représentent alors des unités mélodiques correspondant aux unités textuelles des paroles, car les mélodies de ce type sont issues du répertoire chanté, et structurées par l’énonciation de leur texte.

Je donnerai à la fin, dans un paragraphe à part, les références bibliographiques ou discographiques précises des exemples cités, me contentant d’abord de références abrégées sur les partitions.

2.2) LES ILLUSTRATIONS
Les illustrations accompagnant les modes ne sont pas à prendre au premier degré, elles ne prétendent pas correspondre précisément à chaque mode. Il s’agit néanmoins d’une tentative de communiquer des impressions personnelles, car je trouve une grande correspondance entre la modalité musicale, et les « textures » naturelles, qu’elles soient matières minérales, végétales, paysages,… : à partir d’une unité générale de climat, se dégage une diversité et une richesse dans les détails. Par exemple, les variations naturelles infinies sur la forme d’une feuille d’arbre, la disposition de ses nervures, … répondent exactement à celles d’un musicien improvisant sur un mode ou réinterprétant une mélodie en la transformant un peu à chaque fois : toujours semblable, mais jamais identique. La richesse des timbres, de l’ornementation, des microintervalles répond à celles des détails microscopiques de la moindre pierre, du moindre morceau de bois. La cohérence générale d’un mode et de ses développements mélodiques correspond à celle des formes naturelles, se ramifiant aléatoirement tout en étant canalisées par des forces physiques et physiologiques.

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