Vers une nouvelle musique modale ?

Dans le paysage actuel des « nouvelles musiques traditionnelles », parmi des tendances esthétiques très diverses, une direction particulière privilégie le respect, voire le développement, des couleurs mélodiques rencontrées chez les anciens interprètes. Cette démarche, qui implique de tourner le dos au prêt-à-porter musical actuel, s’attache au matériau mélodique, aux échelles et aux intervalles, éléments essentiels de ces riches climats musicaux. Afin que l’on prenne conscience de cette richesse, après une brève présentation des sources, je proposerai des pistes d’analyse mélodique, qui nous permettront de définir un grand nombre de modes. Ces modes, directement issus de nos répertoires traditionnels, constituent autant d’univers mélodiques à explorer pour des musiciens d’aujourd’hui.

PLAN DE L’ARTICLE

1. INVENTER UNE MUSIQUE MODALE

Quand on est attiré par le monde des musiques modales, ce qui est mon cas, on peut avoir envie de jouer à plusieurs, de partager et développer cet univers sonore, qui est l’une des facettes possibles de l’interprétation actuelle des musiques traditionnelles.

2. DÉFINIR LES MODES DANS NOS MUSIQUES

A partir de la pratique et de l’analyse des mélodies des répertoires de nos régions, on peut définir de nombreux modes, ayant chacun sa couleur.

3. LE RÉPERTOIRE MÉLODIQUE DE BASE

Plusieurs types de sources, écrites et sonores, peuvent nous apporter quantité de mélodies transmises par la tradition orale. Elles nous fourniront les matériaux de nos « nouveaux-anciens » modes.

  • 3.1) Les sources écrites de répertoire instrumental
  • 3.2) Les sources écrites de répertoire chanté
  • 3.3) Les disques anciens
  • 3.4) Les enregistrements de collectage

4. ÉLÉMENTS FONDAMENTAUX DES MODES

Quelques notions théoriques simples nous serviront pour décrire et différencier des modes.

  • 4.1) Le bourdon
  • 4.2) Échelle, degrés, tonique, pôles mélodiques

5. DIFFÉRENTS TYPES DE MODES

Nous aborderons ici des critères de plus en plus fins de description et d’analyse des mélodies, qui nous permettront de regrouper celles-ci par familles modales. Nous verrons aussi que cette analyse débouche sur une ouverture à la libre appréciation de chacun, car la richesse des possibilités modales interdit l’enfermement dans un système théorique clos.

  • 5.1) Les modes diatoniques basiques
  • 5.2) Les nuances microtonales
  • 5.3) Configurations d’échelles 1 : distinction authente / plagal
  • 5.4) Configurations d’échelles 2 : les modes défectifs (modes « courts » / modes « a trous »)
  • 5.5) Modes non diatoniques
  • 5.6) Modes à degrés mobiles et modes non octaviants
  • 5.7) Demi-dièses et demi-bémols
  • 5.8) Modes ambigus, suspensifs ou à double tonique
  • 5.9) Délimiter les modes, ou des limites de la théorisation

6. CHOIX ET ADAPTATION DES INSTRUMENTS

Même si certains instruments s’adaptent difficilement à la musique modale, surtout quand elle utilise les nuances microtonales, un grand champ de possibilités reste ouvert, avec de multiples combinaisons d’instruments variés, quitte à les utiliser parfois de façon inhabituelle.

1. INVENTER UNE MUSIQUE MODALE

p2130136On aura sans doute senti que je ne mets pas sur le même plan d’intérêt toutes les musiques ayant un rapport avec la modalité, car elle ne sont pas toutes porteuses de la même puissance d’originalité. Il me semble même que certaines directions peuvent constituer des impasses, pour peu qu’on soit sensible à la qualité particulière des répertoires et des interprétations de la tradition populaire. Sans contester la valeur artistique de chacune de ces démarches, j’ai personnellement plus de goût pour ce qui va dans le sens du maintien et du développement de cette originalité. C’est pourquoi je souhaite partager mon intérêt pour l’aspect le plus « modal » des musiques populaires du Massif Central, non pas par esprit de conservatisme mais parce que je pense au contraire qu’il y a là à explorer une immense source, où puiser à l’avenir création et émotions musicales.
Le but du présent travail est donc de poser les bases d’une pratique véritablement modale du répertoire traditionnel, en passant de la connaissance d’un corpus de mélodies à l’invention d’une musique modale à partir de ce corpus. Il s’agit de discerner et de respecter ce qui en fonde la particularité, à partir de quoi l’on sera libre de le développer à loisir. Les pistes de travail que j’y vois actuellement sont :

  • l’utilisation d’une large palette de couleurs musicales fortes et variées, par le retour à la musique non tempérée
  • découlant de ce qui précède, un affinement de la perception et de la maîtrise des climats et des effets de ces modes sur l’auditeur et le musicien
  • la possibilité de formes musicales plus longues, une prise en compte du développement dans le temps
  • le développement d’une pratique de l’improvisation restant en cohérence avec nos répertoires traditionnels (développement d’une mélodie comme dans les « regrets » des cabrettaires, improvisation en rythme libre de type taqsim en respectant le climat d’une mélodie ; improvisation sur des bases rythmiques par rapport à un type de danse, etc)
  • le développement du chant (maîtriser la justesse dans les modes ; devenir capable de cantiller un texte en improvisant dans un mode donné ou à partir de formules mélodiques traditionnelles)
  • la création de formules instrumentales adaptées à cette musique (création, adaptation ou adoption d’instruments compatibles avec la modalité).

Il me semble que cela peut aussi constituer une source d’exploration, d’exercices musicaux intéressants et formateurs, même pour un musicien qui ne souhaite pas forcément inscrire sa musique dans une démarche strictement modale.

2. DÉFINIR LES MODES DANS NOS MUSIQUES

p2140174Comment créer un mode à partir de notre répertoire traditionnel ? Peut-être peut-on commencer à parler de musique modale à partir du moment où l’on commence à percevoir le climat commun à une famille de mélodies, dû à des similarités d’échelle et de construction. Le mode émerge donc comme une réalité particulière unissant ces mélodies. A partir du moment où l’on reconnaît son identité propre, on peut l’abstraire, le pratiquer et le développer en dehors de ces mélodies initiales, que ce soit par la création de nouveaux airs ou par l’improvisation. Certaines mélodies bien typées peuvent alors servir de « marqueurs » caractérisant un mode, de « porte d’entrée » pour le retrouver.
La démarche que je vais proposer ici au public de musiciens (et apprentis musiciens, chanteurs…) va donc être celle-ci : donner des ébauches de modes, que j’ai commencé à repérer, formaliser et nommer personnellement à partir de l’analyse et du classement d’un grand nombre de mélodies traditionnelles. Celles-ci proviennent de sources (enregistrements et recueils écrits) centrées géographiquement sur le Massif Central (pour le moment : Auvergne et Limousin, Périgord, Berry et Nivernais, Vivarais, Velay, Languedoc, Rouergue). Je souhaite ainsi donner des repères à tous ceux qui sont attirés par ce monde sonore, et peut-être poser les bases d’un début de langage commun à tous les musiciens pratiquant ces répertoires dans cet esprit (Je rappelle ici qu’il s’agit d’une proposition, qui ne se veut pas normative : il va de soi que chacun peut trouver d’autres chemins pour aborder et pratiquer ces répertoires).
Certains de ces modes se retrouvent à travers un grand nombre de mélodies, d’autres sont plus rares mais remarquables par un climat musical typé. Le répertoire chanté fournit un grand nombre de modes intéressants par leur caractère défectif (où certains degrés sont absents), tandis que la musique des violoneux fournit des modes contenant d’autres intervalles que le ton et le demi-ton (tout ceci sera développé plus loin).

3. LE RÉPERTOIRE MÉLODIQUE DE BASE

3.1) LES SOURCES ÉCRITES DE RÉPERTOIRE INSTRUMENTAL

ManuscritUn certain nombre de sources nous permettent de connaître des mélodies instrumentales anciennement jouées dans nos régions. Il s’agit pour l’essentiel de recueils manuscrits ou imprimés de musique de danse, contenant des bourrées à deux et trois temps (souvent nommées montagnardes). Certains, plus anciens (fin XVIIIe-tout début XIXe siècle) sont des recueils manuscrits « de première main », vraisemblablement à l’usage des musiciens de bal eux-même (et donc produits par et destinés à des musiciens lecteurs). Ils contiennent par ailleurs des danses à caractère non spécifiquement régional, en vogue à leur époque, comme les menuets et contredanses, et ensuite les premières valses (à l’orthographe encore indécise : Waltz, Valce ou Valz).
Plus tard dans le XIXe siècle, le même type de répertoire de bourrées se retrouve dans des recueils imprimés, la plupart du temps harmonisées pour le piano, et cette fois explicitement dotées d’une connotation régionale formulée dans des titres comme : « Bourrées et montagnardes d’Auvergne pour le piano » (Recueils de Soulacroup, Lemaigre, Alice Hainl, Théron, Laussedat, Maurice de Raoulx « pour la flûte », M.F. Thomas dans le Velay,…). A ma connaissance, un seul de ces recueils évoque la source de son répertoire, qui serait « un vieux manuscrit ».
Le même type de mélodies se retrouve aussi dans des recueils de la même époque répondant à une démarche de collecte d’un patrimoine régional, tels le fameux « Album Auvergnat » de Jean-Baptiste Bouillet publié au milieu du siècle, et les quelques bourrées de la Creuse publiées par J. E. Martinet en 1892 dans un bulletin de société savante.
Enfin, quelques bourrées et montagnardes se retrouvent jusqu’au début du XXe siècle dans des recueils manuscrits de musiciens de bal régionaux, au milieu d’un répertoire de « bal champêtre » (quadrilles, schottisches, mazurkas, polkas, redowas etc).

Beaucoup de ces airs, en particulier les bourrées à deux temps, ont une parenté évidente avec la musique de danse de société du XVIIIe siècle. La plus grande partie peut s’inscrire dans un contexte tout à fait tonal, dans les modes majeurs et mineurs sous leur forme classique. Certaines mélodies sont d’ailleurs complètement construites sur des schémas tonaux affirmés (construction sur des arpèges, modulation au ton de la dominante…) .
Mais d’autre part, en observant la construction mélodique de la totalité des airs de ce répertoire, on s’aperçoit qu’on retrouve quand même fréquemment des configurations d’échelles semblables à celles de répertoires plus traditionnels : fréquence des modes plagaux, d’échelles défectives sur certains degrés, ambitus la plupart du temps comparable à celui des airs traditionnels, et enfin compatibilité de la plupart de ces airs avec un bourdon. De plus, certains airs se rattachent directement au répertoire « vraiment traditionnel » par des versions chantées, qui, elles, auront souvent une couleur plus franchement modale.
En conclusion, je dirai donc que, même si ce répertoire trouve son origine dans un contexte tonal, une bonne partie peut en être réinterprétée dans un esprit modal, en oubliant l’harmonisation potentielle et en développant son aspect mélodique (comme l’ont fait les musiciens populaires qui ont repris ces airs à la vielle ou la cornemuse).

3.2) LES SOURCES ÉCRITES DE RÉPERTOIRE CHANTÉ

Chansons-PerigordContrairement au répertoire instrumental décrit au-dessus (et qui concerne des milieux indéterminés, mais vraisemblablement plutôt citadins), les recueils de chansons traditionnelles publiés au cours du XIXe et du début du XXe dans toutes les régions de France sont le fruit d’un effort conscient de recherche et de sauvegarde d’un patrimoine ressenti comme menacé . Cette collecte a été effectuée auprès de chanteurs de milieu populaire (souvent rural), derniers dépositaires de ces répertoires, par des lettrés sensibles au caractère particulier de la poésie et de la musique populaire, avec un intérêt porté en premier lieu sur les paroles des chants. Cependant, l’aspect exotique des mélodies et de l’interprétation (par rapport à la culture savante de l’époque) a aussi pu retenir l’attention de certains de ces collecteurs-éditeurs. Par exemple, deux ecclésiastiques auteurs d’une importante collecte en Périgord, Casse et Chaminade, ont fait des comparaisons entre les modes particuliers des chants paysans qu’ils recueillaient, et les modes médiévaux du plain-chant tels que l’Église les avait redécouverts au XIXe siècle.
Au déchiffrage de tous ces recueils, qui constituent un volumineux trésor culturel encore sous-exploité, on constate une grande variété de couleurs mélodiques, due à des échelles souvent défectives, et à des modes variés (même appauvris par la transcription solfégique, voir plus loin). Beaucoup de chants ont un cachet d’archaïsme (ou d’intemporalité) très éloigné de la musique courante, et qui les rend indatables. On peut également constater (même si on en aura une preuve plus éclatante encore à travers les collectes enregistrées) que chaque chanson, chaque mélodie peut être déclinée en de multiples variantes et versions, aux rythmes et aux modes différents.
Il faut noter que toutes ces sources écrites nous ont conservé quantité de mélodies et chansons qui ont disparu par la suite, et ne se retrouvent pas dans les collectes plus récentes.

3.3) LES DISQUES ANCIENS

p2160199Il s’agit là d’un type de source assez particulier à l’Auvergne (au sens large, surtout le Cantal avec le Rouergue et la Lozère), dont la forte immigration dans certains quartiers parisiens depuis le XVIIIe siècle au moins a développé une intense vie communautaire et une culture de minorité émigrée, de façon comparable à d’autres pays à la même époque (irlandais, italiens et juifs d’Europe Centrale aux États-Unis par exemple). L’entre-deux-guerres a vu fleurir à Paris une abondante production discographique (en disques 78 tours) destinée à cette colonie auvergnate, et qui a eu ensuite une grande influence en retour sur la vie musicale populaire « au pays », c’est-à-dire dans toutes les régions du Massif Central. En effet, le « son auvergnat » inventé à cette époque par l’association de la cabrette et de l’accordéon (associés ou non à des instruments d’accompagnement tels que guitare, banjo, batterie, basse) allait devenir le modèle musical indépassable pour les orchestres de bal régional ainsi que les groupes folkloriques.
Les répertoires enregistrés à cette époque consistent majoritairement en airs de danses, où dominent les bourrées à trois temps. A côté d’airs simples associés à des couplets chantés (tels que Ai vist lo lop, La moralhada, Son davalats, La vòle la Mariana…), on trouve des bourrées complexes, souvent associées aux noms de grands cabrettaires (Ranvier, Ladonne, Bouscatel, Bergheaud…) ou d’accordéonistes. Il y a aussi des valses de différents types : chansons traditionnelles « tournées en valse » (Le rossignol, Turlututu article28#Turlututu, L’aubre de la camba tòrta…) ou airs de l’époque, de style plus musette (La trotteuse, Vous reviendrez, L’Aurillacoise…). Les autres airs de danses (polkas, scottischs et brise-pieds, mazurkas, marches etc) se partagent aussi entre une musique tonale semblable au reste de la musique de danse de l’époque (du style « bal champêtre » au style bal musette), et des airs d’origine traditionnelle leur donnant un caractère différent.
C’est à partir de cette époque que la plupart des cabrettaires ont abandonné l’usage des bourdons de leur instrument, rompant par là un lien fort avec le monde de la musique modale. Cependant, ils sont restés fidèles à la couleur sonore mélodique très particulière de cette cornemuse, due à une échelle très éloignée de la gamme tempérée, et qui a été rendue compatible avec l’accordéon musette grâce au vibrato puissant de ces deux instruments. Le résultat de cette combinaison est quand même d’entraîner la musique populaire sur la voie de l’accompagnement par accords, qui donne un tout autre climat que l’interprétation monodique des mêmes mélodies (même si très souvent, l’harmonisation reste très basique et repose exclusivement sur les deux accords tonique-dominante). Une autre évolution apparente dans cette musique est la réduction des modes employés : la quasi-totalité des airs enregistrés à cette époque (puis composés par la suite par les pasticheurs de ce style) sont en mode majeur plagal, au contraire de la diversité relevée dans les recueils de chants.
On devine donc que l’on ne pourra pas utiliser l’intégralité de ce répertoire pour la reconstruction d’une musique modale, mais il constitue néanmoins une source très riche et importante, notamment en ce qui concerne la rythmique des danses, ainsi que les styles d’ornementation. Les cabrettaires nous ont de plus transmis, avec la pratique du « regret » et d’introductions plus ou moins improvisées, de précieux modèles d’interprétation et de développement de mélodies en rythme libre. Cette pratique demande à être aujourd’hui poursuivie, et peut constituer un équivalent, pour notre musique modale, aux préludes libres qu’on rencontre dans tant d’autres traditions modales.

3.4) LES ENREGISTREMENTS DE COLLECTAGE

<img725|left>Il s’agit des sources les plus récentes, et paradoxalement les plus riches par certains aspects pour ce qui nous intéresse ici. Au contraire de l’exemple de Bartok en Hongrie, les collecteurs français n’ont utilisé que relativement tard les techniques d’enregistrement sonore. De plus, s’agissant de chercheurs institutionnels, le fruit de ce travail est resté longtemps (ou est d’ailleurs toujours) largement inaccessible au public. C’est pourquoi, mis à part quelques enregistrements sporadiques dans les années 1950-1960, dûs à des initiatives personnelles (par exemple le curé de Chaumeil enregistrant des veillées avec ses paroissiens), il faut attendre les années 1970 et 1980 pour voir un vaste mouvement de musiciens, d’associations et de militants culturels aller à la rencontre des derniers témoins d’une culture populaire en voie d’effacement rapide.
Nous devons à ce mouvement la constitution d’une masse d’enregistrements et de films, dont une partie a fourni la matière de nombreuses publications. En plus du répertoire, ce travail énorme a permis de sauver ce qui manque cruellement aux documents écrits plus anciens, à savoir les voix et les sons de ces témoins irremplaçables. Nous pouvons ainsi entrer en contact, d’une façon indirecte mais sensible, avec des esthétiques particulières et non standardisées, parfois dérangeantes, mais la plupart du temps porteuses d’émotion et d’actualité.
Réalisés la plupart du temps dans un contexte d’intimité (la cuisine du chanteur ou du musicien, souvent en présence de son conjoint), ces enregistrements ne nous renseignent qu’en partie sur les modalités réelles des pratiques musicales en situation collective. Il nous manque ainsi des éléments qui ont pu influer beaucoup sur l’interprétation : présence de danseurs, jeu en extérieur ou dans différents lieux, nécessité d’animation du public et interactions avec celui-ci (cris, interventions parlées, mimiques…), participation rythmique ou chantée de l’assistance, montée de l’ambiance par l’excitation de la musique, de la danse et éventuellement de l’alcool,… Quand on a pu par bonheur, enregistrer certains de ces moments où le chant et la musique sont vécus socialement, on peut y sentir une intensité supplémentaire.
Du point de vue qui nous intéresse ici, nous avons un matériau précieux qui nous permet d’entendre l’usage réel des hauteurs et des intervalles que peuvent pratiquer des interprètes populaires. Après une première impression de surprise, voire de rejet (« ils jouent faux ! »), l’oreille bienveillante qui sait insister un peu entre dans un monde sonore richement coloré, dont elle perçoit peu à peu la cohérence. Ce qui dérange au premier abord, car non inscrit dans les références habituelles, devient compréhensible et source de plaisir : l’oreille avertie apprend à bien faire la différence entre des « imprécisions dues au grand âge » (qui existent, mais sont bien plus marginales qu’il ne paraît), et des intervalles d’une grande force musicale, auprès desquelles la gamme tempérée paraît ensuite bien fade.
Pour ma part, après une pratique des répertoires traditionnels dans une association « folk », j’ai découvert progressivement cet univers sonore, par l’imitation et la pratique du violon à partir d’enregistrements de violoneux auvergnats et limousins. Puis Eric Cousteix et l’association « Les Brayauds » m’ont donné l’occasion de rencontrer réellement quelques violoneux du plateau de l’Artense : Jean-Marie Chassagne, Alfred Rochon, Eugène Chabozy, Jean-Marie Brandely, Jules Lacoste, et surtout André Gatignol et Joseph Perrier, avec lesquels j’ai eu de plus nombreuses occasions de jouer. La particularité du son de chacun d’entre eux (dont les intervalles ne sont qu’un des aspects) se présentait bien sur à moi avec une intensité incomparable à celle des enregistrements : j’en suis resté convaincu à vie de la valeur musicale de la musique populaire dans cette forme puissante, non atténuée.
Il faut rester bien conscient du fait que chez tous ces chanteurs et musiciens, l’aspect technique des intervalles utilisés n’a d’existence et ne prend son sens que mêlé intimement à d’autres facteurs : l’ornementation, l’accentuation, le coup d’archet, l’articulation, le timbre, la langue, les paroles des chants, la fonction de l’acte musical… Ceci posé, on peut s’intéresser de près aux échelles utilisées et en imiter puis analyser les intervalles : cela permet de différencier des couleurs variées, offrant ainsi autant de modes potentiels au musicien actuel. Pour ma part, j’ai commencé à faire ce travail principalement sur les échelles des violoneux, plus faciles à visualiser et formaliser, en raison des repères matériels donnés par la position des doigts sur la touche du violon. Mais l’écoute attentive permet d’entendre les mêmes types d’intervalles chez les chanteurs, qui utilisent en outre des modes peu joués par les instrumentistes (toutes les formes des modes « mineurs »).
On devine donc à quel point les centaines (ou milliers ?) d’heures d’enregistrements effectués à travers les régions de France offrent une source importante, non seulement de répertoires et de styles, mais aussi de ressources musicales plus fines, notamment les échelles et les timbres .

4. ÉLÉMENTS FONDAMENTAUX DES MODES

p2130145Je ferai ici un tour d’horizon un peu plus technique, en passant en revue quelques notions théoriques basiques dont nous aurons besoin, ainsi que des outils qui nous permettront de définir des modes de façon plus ou moins fine, suivant la façon dont l’oreille peut apprendre à différencier plus ou moins subtilement des climats mélodiques.

4.1) LE BOURDON

(Je reprendrai ici partiellement le paragraphe consacré au bourdon au début de l’article.)
On appelle ainsi un procédé musical consistant à faire entendre une note de façon continue tout au long d’une interprétation musicale, en accompagnement d’une partie mélodique. La note ainsi jouée est souvent la tonique (1er degré de l’échelle), mais elle peut aussi (particulièrement dans les répertoires traditionnels français) être sur le 5e degré, qui est le « sous-chef » dans la hiérarchie des notes de l’échelle. Ce bourdon peut être joué par un instrument ou un chœur dévolus à ce rôle (tampura indien, isôn du chant grec byzantin, chœur des polyphonies albanaises, hautbois joués en duo dans les Balkans et le monde musulman…), ou par un dispositif appartenant à l’instrument (tuyaux supplémentaires des cornemuses et des flûtes doubles, cordes sonnant à vide des vielles à roue et des cithares à bourdons,…).
Le procédé du bourdon génère une sonorité particulière, que l’on retrouve à travers de nombreuses cultures musicales, de l’Europe de l’Ouest et le Maghreb jusqu’en Inde et en Mongolie, à travers trois continents. Il est à noter que dans certaines de ces mêmes musiques, le bourdon peut n’être pas joué, même s’il est sous-entendu.
Quand il est joué, le bourdon permet de hiérarchiser sans ambiguïté les notes de la mélodie, et de fournir un repère stable de hauteur pour réaliser les intervalles d’un mode (Il faut savoir que la consonance totale avec un bourdon n’est pas forcément obligatoire : certaines notes d’une échelle peuvent entrer en friction avec le bourdon, et définissent ainsi la couleur particulière de certains modes).

4.2) ÉCHELLE, DEGRÉS, TONIQUE, PÔLES MÉLODIQUES

Une autre donnée importante est l’échelle mélodique utilisée. J’utilise ici ce mot au sens de l’ensemble des notes apparaissant dans une mélodie donnée (les musicologues peuvent donner à ce mot un sens différent, voir par exemple « Échelles et modes, pour une musicologie généralisée » François Picard, université Paris-Sorbonne, 2004.)
L’écoute de cette échelle sera orientée par le rôle particulier joué par une de ses notes, nommée tonique (que l’on peut aussi nommer de façon plus savante « pôle mélodique principal ») : c’est la note qui donne le ton (le nom de la tonalité ; mélodie « en Do » ou « en Ré » etc) et qui conclut le discours mélodique (c’est souvent elle, mais pas toujours, qui est jouée en bourdon). Cette note représente le degré 1 de l’échelle. Les autres notes constitueront les différents degrés de l’échelle, numérotés en fonction de leur place par rapport à la tonique. Par exemple en Do majeur (mode majeur à partir d’une tonique de Do), le 2e degré sera Ré, le 3e sera Mi, le 4e Fa, etc.
Dans nos répertoires, on trouvera beaucoup de mélodies défectives, c’est-à-dire que un ou plusieurs degrés potentiels ne seront pas utilisés, pas présents dans la mélodie. Prenons par exemple une mélodie apparemment en Do majeur, mais qui ne contiendrait pas de Fa. Je ne souhaite pas la considérer tout à fait comme du Do majeur, car l’absence du Fa lui donne un caractère particulier,
qui peut me permettre éventuellement de la considérer comme relevant d’un mode différent. Dans ma façon de numéroter les degrés, je continuerai quand même d’appeler le Sol 5e degré, en considérant que dans cette échelle particulière on saute directement du 3e au 5e sans utiliser le 4e.
Dans une échelle contenant des notes plus graves que la tonique, je donnerai à ces degrés le même numéro quelle que soit leur octave, c’est-à-dire le même qu’à l’octave au-dessus de la tonique.

Exemple : une mélodie en Do majeur, utilisant les notes (de la plus grave à la plus aiguë) Sol La Si Do Ré Mi, aura les degrés suivants :
5 (Sol) / 6 (La) / 7 (Si) / 1 (Do) / 2 (Ré) / 3 (Mi) soit 567123.
Souvent, on utilise les chiffres romains pour nommer les degrés, mais j’utiliserai ici plutôt les chiffres arabes, afin d’alléger la présentation.
Chaque note de l’échelle peut être définie par l’intervalle qu’elle forme avec la note de référence, c’est-à-dire la tonique. Si on modifie la place d’une de ces notes, par exemple en la montant ou en la descendant d’un demi-ton, le climat musical qui se dégage de la mélodie sera lui aussi modifié. Donc chaque échelle différente, c’est-à-dire chaque configuration différente d’intervalles à partir de la tonique, possède sa couleur propre.
En plus de la tonique, dite « pôle mélodique principal », d’autres degrés de l’échelle ont un rôle de notes de repos provisoires, ou « pôles mélodiques secondaires », et d’autres n’auront plutôt qu’un rôle de notes de passage ou d’ornements. On peut sentir tout à fait intuitivement cette hiérarchie entre les degrés, qui amène, en particulier quand le bourdon est exprimé, à se reposer plus volontiers sur certaines notes. En général, le pôle secondaire le plus évident est le cinquième degré (appelé « dominante » en langage tonal), qui sera aussi utilisé souvent comme bourdon. L’ensemble tonique – cinquième degré constitue l’ossature la plus stable de la plupart de nos mélodies, et est systématiquement placé sur les cordes à vide des instruments à cordes dans leur jeu traditionnel.

5. DIFFÉRENTS TYPES DE MODES

5.1) LES MODES DIATONIQUES BASIQUES

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Une première approche des modes consiste à comprendre et reconnaître la famille des modes issus de la gamme diatonique, parfois appelés « modes ecclésiastiques » (on évitera les termes grecs tels que dorien, myxolydien, etc, qui peuvent apporter de la confusion et sont inexacts historiquement). On peut trouver de nombreux sites expliquant ces modes, aussi je ne les détaillerai pas beaucoup ici. Ils constituent une base permettant dans un premier temps d’élargir la grille classique majeur/mineur, et de commencer à approcher d’autres mélodies populaires ou anciennes.
La gamme diatonique est formée de deux sortes d’intervalles, le ton et le demi-ton, normalisés dans le tempérament égal des instruments « modernes » (tous les demi-tons y sont égaux). Ces intervalles se rencontrent dans un certain ordre, par exemple dans la gamme « de Do majeur » ou « diatonique naturelle « (= sans dièses ni bémols) en montant du grave à l’aigu:

Do à Ré : un ton ; Ré à Mi : un ton ; Mi à Fa : un demi-ton ; Fa à Sol : un ton ; Sol à La : un ton ; La à Si : un ton ; Si à Do : un demi-ton, etc., (en continuant à monter dans l’aigu, on retrouve la même suite d’intervalles), soit en abréviations TTDTTTD (T = ton, D = demi-ton).

En «étalant » cette gamme sur plusieurs octaves, j’aurai : …TTDTTTDTTDTTTDTTDTTTD…etc. Pour le moment, n’ayant pas choisi de tonique, j’ai mis toutes les notes sur le même plan.
Maintenant, nous allons hiérarchiser ces notes, en choisissant une tonique. Vous pouvez le faire pratiquement en faisant sonner en continu sur un instrument (par exemple bloquer une touche sur un orgue électrique) la note choisie en bourdon, puis en parcourant en même temps les notes de la gamme. Laissez faire votre oreille, le bourdon va vous guider peu à peu, vous « canaliser » en vous incitant à vous reposer de préférence sur certains degrés.

En prenant le Do comme tonique, on obtient un mode très connu, le mode majeur, qui domine la musique occidentale depuis plusieurs siècles. Il est défini par la suite d’intervalles suivants (sur une octave en partant de la tonique) : TTDTTTD. On le nomme « mode de Do ». Il conserve ce nom même si on transpose ses intervalles à partir d’une autre tonique (Par exemple, on peut dire de façon équivalente « Sol majeur », « Sol sur le mode de Do », ou « mode de Do transposé sur Sol » ; dans ce cas, l’échelle comprendra un Fa dièse, pour respecter la suite d’intervalles TTDTTTD, et donc avoir un demi-ton entre les degrés 7 et 1). Suivant une habitude culturelle bien établie en occident, je pourrai le nommer « mode gai ».

Nous allons maintenant, toujours sur la gamme diatonique sans altérations, donner au Ré le rôle de tonique. Observons la suite d’intervalles du mode de Ré, à partir de la tonique (Ré Mi Fa Sol La Si Do Ré) : on a TDTTTDT. À l’écoute, on a une couleur très différente de celle du mode de Do. On est dans un mode apparenté au mode mineur, mais qui ne correspond à aucune des formes du mineur classique. En particulier le 6e degré haut et le 7e bas le caractérisent. Personnellement, je lui donnerais le qualificatif de « mode fier », pour exprimer au mieux l’impression émotionnelle qu’il me fait.

Passons au mode de Mi : l’ordre des intervalles est DTTTDTT. Ce mode a donc comme caractéristique d’avoir toutes ses notes en position basse (sauf le 5e degré, voir le mode de Si plus bas), ce qui lui donne un climat très particulier, notamment dû au second degré, qui est seulement un demi-ton plus haut que la tonique. Je l’appellerais volontiers le « mode sombre ».

Le mode de Fa est très opposé au précédent, on pourrait l’appeler « hypermajeur », car tous ses degrés sont en position haute : TTTDTTD. Une seule note le différencie du mode majeur, c’est le 4e degré, qui est augmenté, créant avec la tonique un intervalle de trois tons (triton), qui crée une tension très forte, d’où un caractère très spécial, que je n’ai pas encore pu résumer en un seul qualificatif.

Le mode de Sol est lui aussi différencié du Majeur par une seule note, c’est le 7e degré qui est minorisé (suppression du rôle de « sensible ») : TTDTTDT. Cette absence de sensible a été remarquée lors de la redécouverte des modes au XIXe siècle, car elle interdisait tout recours aux schémas habituels de la musique tonale, et marquait donc fortement l’altérité des répertoires médiévaux aussi bien que paysans. Le climat du mode de Sol est donc plus grave, moins léger que celui du mode de Do.

Le mode de La est une des formes du mode mineur, appelé « mineur mélodique ascendant » dans la théorie musicale classique. Ses intervalles sont : TDTTDTT, ce qui le situe entre le mode de Ré et celui de Mi. Son 6e degré mineur lui donne un caractère plus doux que le mode de Ré, tandis que son 2e degré majeur le rend moins sombre que le mode de Mi. Pour ma part, je le nommerais « mode plaintif ».

Enfin, le mode de Si, dernière des toniques possibles dans cette gamme, a pour caractéristique d’être « hypermineur », c’est-à-dire d’avoir tous ses degrés en position basse, y compris le 5e degré : DTTDTTT. Celui-ci perd ainsi son rôle de pôle mélodique et de bourdon possible, car l’intervalle qu’il forme avec la tonique est d’un triton, c’est-à-dire très tendu.

On peut maintenant reclasser nos sept modes diatoniques par ordre de parenté, du « plus majeur » au « moins majeur ». Pour cela, nous allons les transposer tous sur la même tonique, afin de faciliter la comparaison (il faut bien comprendre que la notion de mode est indépendante de la hauteur réelle : chaque mode peut être transposé à différentes hauteurs sans changer de nom, c’est la tonique qui change, les intervalles à partir de la tonique sont conservés) :
MODE DE FA (transposé sur Do) : DO RÉ MI FA# SOL LA SI DO
MODE DE DO (transposé sur Do) : DO RÉ MI FA SOL LA SI DO
MODE DE SOL (transposé sur Do) : DO RÉ MI FA SOL LA SIb DO
MODE DE RÉ (transposé sur Do) : DO RÉ MIb FA SOL LA SIb DO
MODE DE LA (transposé sur Do) : DO RÉ MIb FA SOL LAb SIb DO
MODE DE MI (transposé sur Do) : DO RÉb MIb FA SOL LAb SIb DO
MODE DE SI (transposé sur Do) : DO RÉb MIb FA SOLb LAb SIb DO

5.2) LES NUANCES MICROTONALES

  • 5.2.1) JUSTESSE NON TEMPÉRÉE

Les modes que nous venons de décrire sont un peu théoriques, car ils ne correspondent pas tous à des réalités observables dans nos musiques. En allant vite, on peut dans un premier temps considérer que les modes diatoniques les plus répandus dans les répertoires traditionnels français sont les modes de DO, de LA, de RÉ et de SOL, tandis que les modes de FA, de MI et de SI évoquent immédiatement des couleurs plus exotiques.
En fait, les interprétations des anciens chanteurs et musiciens populaires ne sont jamais dans le cadre du tempérament égal : les gammes utilisées comprennent des intervalles bien plus variés, et bien plus liés à des phénomènes de résonance naturelle, d’interaction des sons entre eux, pris en compte de façon intuitive par les interprètes populaires. Beaucoup de nuances interviennent aussi de façon passagère et très personnalisée, à des fins expressives. On retrouve des intervalles connus des acousticiens et des autres traditions musicales : ton majeur, ton mineur, demi-tons larges ou étroits, intervalles correspondant environ à deux tiers ou trois quarts de ton,…
Là où les transcripteurs, ou les interprètes modernes de mélodies traditionnelles identifient à première écoute l’un des modes diatoniques, on a en réalité un ensemble de notes colorées, légèrement plus hautes ou plus basses que celles du tempérament égal. Ces notes « non tempérées » ont entre elles des relations de résonance subtiles, qui engendrent une cohérence et une richesse sonores bien supérieures, et qui donnent tout son intérêt à cette musique. C’est pourquoi on peut différencier des modes, qui auront la même écriture en solfège classique, mais dans lesquels la hauteur de certains degrés sera fixée à telle ou telle nuance d’intervalle, qui les mettra en relation privilégiée avec tel ou tel autre degré.

Voici un exemple précis : quand on joue en Do majeur, si on place le La de manière à ce qu’il soit en résonance la plus proche avec un bourdon de Do, il devra être un peu plus bas que dans le tempérament égal (je le note donc La-). Il se trouve qu’il sonnera également en harmonie avec le Fa, constituant avec lui un intervalle de tierce majeure naturelle (notablement plus basse que la tempérée). En revanche, le Ré qui est en harmonie avec le Do est un peu plus haut que le Ré tempéré (intervalle de ton majeur, soit ici Ré+), et donc ne peut être en relation de quinte juste avec le La bas défini précédemment (la quinte Ré+/La- est trop petite et ne sonne pas). En jouant dans ce mode, on privilégiera donc certains chemins mélodiques et certains appuis, et on en évitera d’autres, du fait de ces proximités Do/La- et Fa/La-, et de la dissonance Ré+/La-.
En revanche, si on a un La en harmonie avec le Ré+, c’est-à-dire dans un rapport de quinte juste avec lui (appelons-le ici La+), il n’est plus en harmonie avec le Fa, et sera dans un rapport plus tendu avec le Do. Donc cela nous entraînera vers d’autres chemins mélodiques, évitant la relation Fa/La+, mais pouvant mettre en avant la relation Ré+/La+. On aura donc deux modes aux couleurs dissemblables, alors que dans le tempérament égal il n’y aurait aucune différence.

  • 5.2.2) DIFFICULTÉ OU RICHESSE ?

Cette impossibilité d’avoir à la fois un plein rapport harmonique entre les trois notes Do, Ré et La, prises deux à deux, est bien connue des accordeurs de claviers, sous le nom de « quinte du loup » entre Ré et La non tempérés. Ce qui constitue une richesse de couleur dans un contexte modal, est devenu dans le contexte tonal, à un certain stade de développement de la musique classique, un frein à l’utilisation des changements de tonalité.
C’est pour résoudre ce genre de difficultés que la musique savante occidentale s’est peu à peu dirigée, au XVIIIe et XIXe siècle, vers l’adoption du tempérament égal, qui rend toutes les tonalités équivalentes, en se situant en dehors des résonances naturelles. Là où les différents rapports de résonance donnent au moins deux valeurs pour une note donnée, la gamme tempérée égale n’en donne qu’une, toujours la même.
Les musiciens dont l’instrument permet d’entendre les rapports de résonance (par exemple la famille du violon, du fait des cordes à vide) et de jouer les nuances d’intonation, vont pouvoir jouer tantôt l’une tantôt l’autre nuance de la note, de façon plus ou moins consciente et suivant le contexte, mais en considérant que c’est la même note (sauf quand elle change de nom par rapport enharmonique : ainsi on considèrera qu’un Si bémol est différent d’un La dièse). Dans un contexte dominé par les instruments à son fixe, la solution sera de systématiser l’usage du vibrato, ce qui brouillera tout et « absorbera » les différences d’intonation, entre par exemple le violon et le piano.
En revanche, dans un contexte modal, on pourra utiliser consciemment ces nuances d’intonation, en les considérant comme deux notes différentes, ou comme deux places possibles, différentes et bien repérées, pour une note (notion de sruti en musique indienne). On pourra donc construire des modes aux climats différents suivant la valeur qu’on donne à tel ou tel degré. En revanche le passage d’un mode à un autre, d’une tonalité à une autre pourra éventuellement nécessiter un réaccordage partiel ou total de l’instrument, pour retrouver de nouveaux rapports de résonance (par exemple le déplacement de ligatures sur un manche de luth).

  • 5.2.3) LE PROBLÈME DES SOURCES ÉCRITES

On voit par là que les notations musicales des collecteurs du XIXe et du début du XXe siècle, si précieuses pour nous avoir sauvé un véritable trésor de mélodies traditionnelles, ne peuvent nous renseigner sur ces nuances modales exactes, et donc sur la couleur musicale. La notation solfégique habituelle ramène de force la mélodie entendue dans une division ton/demi-ton, et reste muette sur les écarts réellement chantés, dont le rendu sonore peut en être très éloigné. Les notateurs n’avaient pas toujours les outils théoriques pour conceptualiser ce qu’ils entendaient, car l’ethnomusicologie n’avait pas encore permis d’avoir une vision large et relative de la diversité des systèmes musicaux à travers le monde. En tout cas, certains collecteurs étaient bien conscients de l’écart entre leurs notations et les intervalles réels des chanteurs traditionnels, et l’ont parfois même formulé très clairement dans leurs publications. J’en donne ici un exemple pris dans l’introduction du recueil « Chansons populaires dans le Bas-Berry » d’Emile Barbillat et Laurian Touraine (1930, réédité en 1997) :

« Enfin, la musique berrichonne présente certains effets que la notation ordinaire est incapable de rendre, des notes indécises qu’on ne sait où placer, des intervalles qu’on serait tenté de juger faux parce qu’ils ne correspondent à rien de ce qu’on a l’habitude d’écrire sur les portées. Nous nous excusons humblement auprès de nos lecteurs de n’avoir pu traduire avec les sept notes de la gamme, même affublées de dièses et de bémols, ces particularités (quarts, trois-quarts de ton, etc…) et de les avoir remplacées par ce qui nous a paru en être le plus approchant. »
(je remercie Evelyne Girardon de m’avoir rappelé ce passage en le citant sur son site « Compagnie Beline  », dans un beau texte sur le bourdon .) Cf. aussi plus loin le texte sur les Demi-dièses et demi-bémols #DB

Si nous parvenons à nous réapproprier cette dimension sonore, alors pourrons-nous rendre chair et vie au squelette musical fourni par les sources écrites. Nous ne pouvons pas évaluer dans quelle mesure le son des anciens chanteurs et musiciens populaires a pu évoluer, entre l’époque des collectages écrits et celle des collectes enregistrées ; toutefois, les enregistrements (et les rencontres), même plus récentes, nous donnent souvent des témoignages de couleurs et d’esthétiques non académiques, qui constituent au moins un exemple précieux pour refaire sonner des mélodies mortes. L’écoute, l’imprégnation, la sensibilité sont ici nos outils, de même que l’analyse objective des hauteurs microtonales, ainsi que les aperçus que nous pouvons avoir d’autres traditions musicales.

•5.2.4) JUSTESSE SUR BOURDON

Examinons d’un peu plus près le côté pratique des choses : personnellement, la pratique du violon et la fréquentation assidue de la musique des anciens violoneux et chanteurs, m’ont amené à peu à peu prendre comme référence principale une gamme où chaque note a un rapport de résonance le plus étroit possible avec un bourdon. Cette gamme est bien connue des acousticiens, et correspond à la gamme dite « zarlinienne », en référence à un théoricien du XVIe siècle. Au contraire de certaines opinions qui la considèrent comme une abstraction purement théorique sans aucune valeur musicale réelle, je pense qu’elle est présente dans beaucoup de musiques de violon populaires, sans parler des instruments à bourdon à proprement parler. Par exemple, c’est cette gamme qui sera donnée par un clavier de vielle à roue où chaque note est accordée à l’oreille pour supprimer toute friction avec le bourdon.
Un mode majeur construit avec ces intervalles sur un bourdon de tonique, aura les degrés suivants (décrits en fonction de leur écart avec la gamme tempérée égale) :

1 ; 2 légèrement plus haut ; 3 notablement plus bas ; 4 légèrement plus bas ; 5 légèrement plus haut ; 6 un peu plus bas ; 7 un peu plus bas. Ainsi jouée, chaque note se fondra au mieux dans le bourdon, et le caractère général sera harmonieux, avec des tierces et sixtes douces (1-3, 1-6, 4-6, 5-7) et des quintes et quartes justes et vibrantes (1-4, 1-5), de même que la seconde 1-2 (ton majeur). En revanche la « quinte du loup » 2-6 ne sera pas juste, ne sera pas un intervalle stable.
Si le même mode majeur est accompagné d’un bourdon placé sur le 5e degré, on aura presque les mêmes rapports d’harmonie, sauf le 6e degré qui devra être un peu plus haut (pour former avec le 5 l’intervalle juste d’un ton majeur).
De même, les autres modes diatoniques (ou autres) peuvent être « accordés sur le bourdon », en cherchant pour chaque degré la hauteur qui s’y fond le mieux, en supprimant les battements : on verra ainsi que dans la famille des modes mineurs, le degré 3 doit être un peu plus haut que la tierce mineure tempérée (par exemple en tonalité de Do, le Mi bémol sera un peu plus haut), et que le septième degré, quand il est un ton plus bas que la tonique (par exemple dans le mode de Sol, de Ré,…), doit être un petit peu plus bas (intervalle de « ton majeur », c’est-à-dire de « grand » ton).

LIEN : Site ZARLINO  (justesse non tempérée à la Renaissance).

•5.2.5) UTILISATION DES TENSIONS HARMONIQUES

Mais la recherche de l’harmonie avec les bourdons n’épuise pas toutes les possibilités musicales. Par l’écoute et la pratique, on s’aperçoit aussi que l’on peut utiliser d’autres notes, qui en étant en tension harmonique avec le bourdon, auront différents timbres et donc différentes valeurs expressives : alors que les notes « dans le bourdon » pouvaient être qualifiées de « rondes », « douces » ou « chantantes », celles-ci sonneront suivant les cas « brillantes », « criardes », « dures », « plates » ou « molles » (ces qualificatifs sont personnels et subjectifs, on peut trouver bien d’autres mots). Ces variations d’intonation recèlent donc bien des possibilités expressives, chaque nuance microtonale pouvant influer sur le climat de la musique jouée. C’est très sensible quand un bourdon est joué en permanence, et aussi sur des instruments comme le violon, où la présence de cordes à vide résonnant même sans être touchées colore très différemment des notes au doigté pourtant très proche.

5.3) CONFIGURATIONS D’ECHELLES 1 : DISTINCTION AUTHENTE / PLAGAL

p2140163Retournons maintenant à l’examen des échelles des mélodies, en laissant de côté pour le moment la question des microintervalles. Nous pouvons emprunter au vocabulaire de la théorie musicale médiévale deux termes bien utiles, « authente » et « plagal », permettant, à l’intérieur d’un mode donné, de différencier deux types importants de mélodies. Quand on à affaire à des airs dont l’ambitus (écart entre la note la plus grave et la plus aiguë rencontrées dans la mélodie) est d’une octave (plus ou moins une note), on s’aperçoit que la majorité d’entre eux entre dans l’un de ces deux cas :

  • ou bien la mélodie s’inscrit globalement dans une octave entre la tonique et son octave aiguë : le premier degré « borne » la mélodie dans l’aigu et le grave ; on parlera alors de mode authente (ou forme authente du mode) ou de mélodie authente,
  • ou bien la mélodie est comprise entre le cinquième degré et son octave aiguë, et la tonique se trouve vers le milieu de l’échelle : on parlera alors de mode plagal (forme plagale du mode) ou de mélodie plagale.

Exemples :

  • Forme authente : 12345671 ou 712345671 ou 123456712…
  • Forme plagale : 56712345 ou 567123456 ou 456712345…

Soit en Do majeur (Do mode de Do) :

  • Do majeur authente : Do Ré Mi Fa Sol La Si Do, ou Si Do Ré Mi Fa Sol La Si Do, ou Do Ré Mi Fa Sol La Si Do Ré
  • Do majeur plagal : Sol La Si Do Ré Mi Fa Sol, ou Sol La Si Do Ré Mi Fa Sol La, ou Fa Sol La Si Do Ré Mi Fa Sol

Ces notions sont bien connues par tous les joueurs de cornemuse, à défaut des termes, car elles conditionnent bien souvent la tonalité dans laquelle il leur est possible de jouer un air donné, en particulier sur les instruments non octaviants tels que la cabrette, la chabrette limousine, etc.

un air authente sera joué dans la tonalité de la fondamentale (tonique tous trous bouchés sauf le petit doigt de la main droite), avec le bourdon généralement sur la tonique : par exemple en Sol sur une musette 16 pouces, en Ré sur une 20 pouces,…

un air plagal sera joué avec la tonique sur la quarte de la fondamentale (main gauche toute posée et main droite toute levée), avec le bourdon sur le cinquième degré : par exemple en tonalité de Do avec un bourdon de Sol sur une musette 16 pouces, en Sol avec bourdon de Ré sur une musette 20 pouces,… (la majorité des airs joués à la cabrette auvergnate sont de forme plagale).
Eric Montbel, dans son récent cahier de répertoire article21 consacré à la chabrette limousine, propose de remettre en vigueur deux beaux termes issus de la technique ancienne de cornemuse : « plein jeu » pour authente, et « entremain » pour plagal.
Il faut noter qu’un certain nombre de mélodies du répertoire traditionnel, dans lesquelles d’ailleurs on sent plus volontiers une influence de la musique savante, échappent à cette classification authente / plagal, par leur ambitus plus large que l’octave. Voir par exemple la bourrée dite « Bourrée de Loï », jouée par le violonaire Joseph Perrier de Champs-sur-Tarentaine en Artense, dont l’échelle est : 5-7123456712 sur un mode majeur, soit une octave et demie.

5.4) CONFIGURATIONS D’ECHELLES 2 : LES MODES DEFECTIFS (MODES « COURTS » / MODES « A TROUS »)

En poursuivant l’examen de la construction des échelles de nos mélodies, nous remarquons qu’un très grand nombre d’entre elles ne comportent pas tous les degrés de la gamme : on les appelle « défectives ». Il peut y avoir deux raisons à cela, soit l’ambitus de la mélodie est restreint, ne couvrant par exemple qu’une quinte ou une sixte, soit l’échelle couvre une octave ou plus mais « saute » certains degrés, en laissant un intervalle plus grand qui n’est jamais comblé. Dans les deux cas, ces dispositions de l’échelle donnent un caractère particulier aux mélodies, une couleur qui est différente de celle du « même » mode en version complète. On sent aussi, en écoutant et pratiquant ce répertoire, qu’une couleur commune se dégage d’un ensemble de mélodies partageant une même configuration de l’échelle. C’est pourquoi je pense qu’on peut dès lors commencer à parler de modes différents, car une forte proportion de nos répertoires est concernée.
Les airs défectifs sont souvent ceux ressentis intuitivement comme « les plus traditionnels » ou ayant le cachet le plus « archaïque », ayant un caractère très marqué et prenant. Il faut noter que le répertoire chanté fourmille de ces échelles défectives, tandis que les versions instrumentales des mêmes airs, qui ornementent en « bouchant » souvent les trous, en atténuent le caractère particulier.
Les types mélodiques à l’ambitus étroit me paraissent représenter des sortes d’archétypes, de cellules génératrices engendrant les autres échelles par extension et combinaison (voir les notions de modes engendrés par combinaisons de différents tricordes ou tétracordes basiques, dans les musiques du monde proche-oriental et de la Grèce antique).
Les échelles « à trous » les plus connues du grand public à travers les musiques du monde sont les gammes dites « pentatoniques anhémitoniques» (gamme de 5 sons différents par octave, sans intervalles de demi-ton). Celles-ci sont très peu présentes à proprement parler dans nos musiques du Massif Central, qui en revanche utilisent d’autres formes de défectivité par sauts de degrés.
Je propose donc les termes de « modes courts » et « modes à trous » pour désigner ces deux types d’échelles défectives, qui enrichissent notablement notre palette de modes potentiels. J’en donnerai des exemples plus précis dans la partie pratique et descriptive à venir.

5.5) MODES NON DIATONIQUES

p2130155Dans notre répertoire, on peut également noter un certain nombre de mélodies, qui bien que formées de tons et de demi-tons, ne peuvent pas s’inscrire dans l’un des modes diatoniques : il est impossible, quelle que soit la tonalité choisie, de les jouer sur les touches blanches d’un clavier, c’est-à-dire de les jouer sans un dièse ou un bémol quelque part. La gamme de base de ces modes est donc non diatonique, il s’agit essentiellement ici du mode dit « mineur mélodique ascendant », qui comporte les intervalles suivants en montant à partir de la tonique : TDTTTTD. Il se rencontre la plupart du temps, me semble-t-il , sous sa forme plagale. Par exemple (tonique en gras) :

  • en La : Mi Fa# sol# La Si Do Ré Mi
  • en Ré : La Si Do# Ré Mi Fa Sol La
  • en Sol : Ré Mi Fa# Sol La Sib Do Ré
  • en Do : Sol La Si Do Ré Mib Fa Sol
  • etc.

Dans d’autres musiques que la nôtre, se rencontrent bien d’autres gammes non diatoniques pouvant se jouer normalement ou approximativement sur un clavier, par exemple des gammes comportant à un ou deux endroits des intervalles d’un ton et demi entre deux degrés consécutifs (modes « orientaux » ou « tziganes »). J’ai très peu rencontré ce cas dans nos répertoires, où il sonne très exotique ; les exemples (à compter sur les doigts de la main) s’en trouvent uniquement dans des recueils écrits.

5.6) MODES A DEGRÉS MOBILES ET MODES NON OCTAVIANTS

Certaines mélodies comportent des notes variables : le même degré pourra apparaître à des endroits différents avec une hauteur changée, par exemple montée ou baissée d’un demi-ton (ce ne sont pas les seules possibilités).
Quand un ou plusieurs degrés, au même endroit de l’échelle, peuvent prendre deux valeurs différentes, on peut parler de mode à degrés mobiles, quand le phénomène est assez marquant pour déterminer un climat particulier. L’exemple le plus connu est le mode mineur sous sa forme classique, avec une forme mélodique descendante identique au mode de La, et une forme mélodique ascendante où les 6e et 7e degré sont haussés d’un demi-ton.

Exemple sur La mineur :
Forme mélodique descendante (de La aigu à La grave) :
La Sol Fa Mi Ré Do Si La
Forme mélodique ascendante (de La grave à La aigu) :
La Si Do Ré Mi Fa# Sol# La

Cette double forme du mode s’explique par des nécessités harmoniques propres à la musique tonale (influence du mode majeur : 7e degré haussé pour jouer le rôle de sensible, cadence parfaite = enchaînement d’accords majeurs Dominante-Tonique, évitement d’un intervalle mélodique d’un ton et demi en haussant aussi le 6e degré), mais cela coïncide aussi avec des phénomènes d’attraction mélodique, qui peuvent tout à fait exister dans un contexte monodique et modal. Nous avons vu que dans un mode, les notes n’ont pas toutes le même « poids », certaines sont des pôles mélodiques sur lesquels se placent plus volontiers les repos, notes longues, notes accentuées, autour desquelles s’articulent des motifs, des phrases. Ces notes « lourdes » vont attirer vers elles des notes plus faibles, au point de les faire changer légèrement de valeur.
Par exemple, dans le mode de La mineur vu au-dessus, dans un mouvement mélodique descendant vers le Mi (5e degré), le Fa et le Sol seront bas (bécarre), comme « tirés vers le bas » par l’attraction vers ce point d’arrivée. A l’opposé, dans un mouvement montant vers le La aigu (tonique), ces deux notes, « aimantées » vers le haut, seront diésées.
On peut trouver d’autres modes à notes mobiles, par exemple le « mode majeur roumain », utilisé dans les musiques balkaniques et klezmer, où le 4 peut être monté et le 7 descendu d’un demi-ton.
Il faut savoir qu’en dehors de la musique en tempérament égal, une note mobile peut, par ce jeu d’attraction, connaître des variations plus subtiles que le demi-ton. Nous en verrons des exemples dans la musique des violoneux d’Auvergne.
On peut aussi rencontrer des mélodies où un même degré prend des valeurs différentes suivant l’endroit de l’échelle, qui dans ce cas dépasse l’octave. On parle alors de modes non octaviants (le schéma d’intervalles est différent d’une octave à l’autre, pour prendre en compte le mode il faut donc décrire un ambitus plus large qu’une octave).
Il en existe au moins un exemple dans nos musiques : examinons l’échelle principale jouée par la cabrette auvergnate (pour cet exemple, je ne prendrai provisoirement pas en compte les microintervalles). Sur un pied en Do, on a les notes suivantes du grave à l’aigu : Fa# Sol La Si Do Ré Mi Fa Sol La Sib .
On voit qu’ici deux degrés, le 4 (Fa) et le 7 (Si), n’ont pas la même valeur dans le grave que dans l’aigu. On peut voir aussi qu’il s’agit des notes extrêmes de l’échelle, et qu’elles subissent l’attraction du degré fort le plus proche (Sol dans les deux cas), sans que cette attraction puisse être contrebalancée. C’est comme, étant chacune à un bout de l’échelle, elles n’avaient pas assez d’élan, pas la force de s’éloigner de plus d’un demi-ton de la note voisine. En dehors de la cabrette (où ces notes altérées ont surtout un rôle d’ornement), j’ai aussi entendu ce son caractéristique du 7e degré baissé à l’extrémité aiguë de l’échelle, dans quelques morceaux d’anciens joueurs d’accordéon diatonique.

5.7) DEMI-DIESES ET DEMI-BEMOLS

Jusqu’à maintenant, nous avons parlé principalement de musique pouvant s’exprimer en tons et demi-tons : soit ceux idéalement égalisés, mais non résonants, du tempérament égal, soit ceux plus diversifiés, mais de maniement parfois plus complexe, des gammes basées sur la résonance. Il nous reste maintenant à constater la présence, dans nos musiques traditionnelles françaises, d’intervalles que souvent l’on croit réservés aux musiques orientales, et qui sont très peu pris en compte dans les interprétations actuelles. Il s’agit d’intervalles que l’on nomme parfois « neutres », car ni majeurs ni mineurs. Ainsi on parlera parfois de « tierce neutre », « seconde neutre », « septième neutre ». Ce terme n’est peut-être pas très heureux, car il suggèrerait des notes sans grand caractère, ce qui n’est pas le cas.
Prenons par exemple un mode sur une tonique de Do. Le 2e degré est Ré, le 3e est Mi. – Si c’est Mi bécarre, l’intervalle Do-Mi est appelé tierce majeure (= grande tierce, deux tons), et on a donc un début commun au mode majeur et à plusieurs autres.

Si le Mi est bémol, la tierce Do-Mib qu’il forme avec la tonique est une tierce mineure (= petite tierce, un ton et demi ), ce qui est un début commun au mode mineur et apparentés.
Nous avons déjà vu qu’on peut avoir des valeurs construites avec des demi-tons et des tons de différentes tailles (ton majeur, ton mineur, demi-ton zarlinien, demi-ton pythagoricien,…) ce qui donne des nuances que j’ai appelé Mi+, Mi-, Mib+ et Mib-. Ma nouvelle note sera située entre Mi et Mib, et même, pour plus de précision, entre Mi- et Mib+. Je l’appellerai Mi demi-bémol, que je note avec un signe de bémol dont la hampe est barrée. (Quand il s’agit d’une note située entre un bécarre et un dièse, je la note « demi-dièse » avec un signe de dièse comportant une seule barre verticale au lieu de deux.)
L’intervalle Do / Mi demi-bémol se situe entre la tierce majeure et la tierce mineure. Il est un peu déroutant pour l’oreille occidentale, car le fait d’être à mi-chemin entre majeur et mineur lui donne un caractère ambigu qui brouille les repères, tant cette dichotomie majeur-mineur domine nos habitudes.
Dans les répertoires dont je traite ici, les degrés qui peuvent prendre une valeur « neutre » (j’utilise ce terme à défaut d’un meilleur) sont le 3e, le 4e, le 6e et le 7e (ce dernier étant le plus fréquent),
Exemples : en tonalité de Ré, on pourra trouver suivant les cas un Fa demi-dièse, un Sol demi-dièse, un Si demi-bémol, un Do demi-dièse
En tonalité de Sol, on pourra rencontrer un Si demi-bémol, un Do demi-dièse, un Mi demi-bémol, un Fa demi-dièse.
Etc.
Ces notes « entre-deux » sont très présentes dans la musique des violoneux du Massif Central (et d’ailleurs), ainsi que chez certains chanteurs, joueurs de cornemuses, etc. On peut penser, et c’est mon cas, qu’il est vraisemblable que ce phénomène n’est pas récent, et qu’il a pu être bien plus répandu à des époques où les oreilles étaient moins normalisées qu’aujourd’hui par la diffusion massive de sonorités standardisées. Il ne s’agit pas non plus d’un phénomène propre à une région : je renvoie le lecteur à la citation faite plus haut à propos de collectages en Berry #Touraine (ainsi qu’à l’exemple du travail effectué par Erik Marchand et Thierry Robin sur la compréhension et la pratique, dans le répertoire du centre de la Bretagne, d’échelles semblables).
Là aussi, on peut penser que nombre de mélodies figurant dans nos recueils écrits comportaient de ces notes « intermédiaires », effacées par les insuffisances du solfège du XIXe siècle.

La plupart du temps, par goût ou par commodité instrumentale, voire par superficialité d’écoute quand ce n’est pas parce qu’ils jugent que les anciens « jouent faux », les interprètes actuels de ces musiques, même travaillant d’après des sources enregistrées, suppriment ces intervalles particuliers et les remplacent par les tons et les demi-tons qui leur paraissent les plus proches. Cette pratique est en soi tout à fait légitime, en revanche elle engendre une certaine uniformité dans le son de ces réinterprétations. Il me semble important, même si on la pratique autrement, de rester conscient de la richesse sonore proposée par cette musique, et d’accorder une certaine considération à ses esthétiques particulières, sans les disqualifier d’avance.
C’est ainsi que beaucoup de bourrées de violoneux (par exemple d’Alfred Mouret article39, Michel Péchadre ou Joseph Perrier) sont réputées être « en mineur » et sont jouées comme cela par beaucoup de musiciens aujourd’hui. Cela a certes son charme, mais ne correspond pas au caractère tout aussi beau, mais plus original, du son des violoneux de l’ancienne génération, qui jouaient en fait ces airs avec une tierce mineure haute, ou même souvent en position « neutre » (Fa demi-dièse en tonalité de Ré). De la même façon, certains airs dont le 4e degré est en position « neutre » (Sol demi-dièse en tonalité de Ré) se voient « exagérés » en étant interprétés dans un mode de Fa agressivement exotique, très loin de l’effet originel.
Du fait du tempérament égal, ces réinterprétations donnent un son qui me fait souvent l’effet d’être dur, froid et plat, alors que les nuances d’intonation des anciens violoneux apportent à mon oreille de la chaleur, de la cohérence et du relief. Qu’on ne voit pas dans ceci l’expression d’une condamnation : je voudrais simplement témoigner du fait que l’oreille évolue et s’affine, et peut acquérir des références nouvelles ou plus profondes par l’écoute et la pratique assidue d’une musique.

5.8) MODES AMBIGUS, SUSPENSIFS OU A DOUBLE TONIQUE

p2130111Dans notre tour d’horizon des sources mélodiques traditionnelles, on trouve aussi (en quantité minoritaire mais non négligeable) des airs remarquables par leur ambiguïté modale, du fait d’une difficulté à déterminer la tonique. Soit celle-ci reste indécise tout du long de la mélodie (c’est par exemple le cas d’échelles très courtes ou très défectives n’établissant pas clairement de structure 1er-5e degré), soit on perçoit intuitivement une tonique pendant toute une partie de la mélodie, mais celle-ci se termine ensuite sur une autre note. Suivant les cas, j’utilise les termes de

  • mode ambigu : il n’y a pas de tonique évidente
  • mode suspensif : un mode avec sa tonique paraissent bien établis sur toute la durée de la mélodie, mais la note finale n’est pas le 1er degré, et donc la mélodie donne l’impression de s’achever de façon suspensive et non vraiment conclusive
  • mode à double tonique : suivant les endroits de la mélodie, on entend deux toniques différentes, sans avoir néanmoins le sentiment d’une modulation au sens tonal. On a envie d’accompagner ce type de mélodies avec un bourdon mobile, passant d’une tonique à l’autre : on aurait alors une tonique pour le corps de la mélodie, et une autre, différente, pour la conclusion (Ces définitions sont d’un usage personnel).
    Il me semble que là aussi, la reconnaissance d’un caractère commun à plusieurs mélodies de même construction peut permettre la définition de modes particuliers. On peut toutefois préférer les considérer comme des variantes remarquables d’autres modes plus courants (le terme de « sous-mode » sera peut-être alors plus pertinent).

5.9) DÉLIMITER LES MODES, OU DES LIMITES DE LA THÉORISATION

On voit donc que l’on peut différencier très finement un grand nombre de modes potentiels, d’après des critères de plus en plus précis. Rappelons-les brièvement : échelle générale dans laquelle peut s’inscrire la mélodie ; configuration plus précise des degrés utilisés, avec un ambitus délimité et éventuellement l’absence de certains degrés ; définition plus précise des intervalles dans leur nuances microtonales, et éventuellement intervalles non inscrits dans les tons et demi-tons ; degrés mobiles éventuels ; caractère suspensif éventuel ou ambiguïtés sur la tonique.
On peut enfin ajouter que l’on peut ressentir des nuances supplémentaires de climat entre des mélodies dont l’échelle « mise à plat » est semblable, suivant deux nouveaux critères :

  • quels degrés sont appuyés (en dehors de la tonique), c’est-à-dire sont plus volontiers utilisés comme repos, sur les notes longues ou les temps forts, ce qui les rend plus présents à l’oreille
  • quels chemins (formules mélodiques) sont privilégiés pour construire la mélodie : par exemple si on évite systématiquement un degré particulier en montant (ou en descendant), cela donnera une couleur particulière à une mélodie, du fait du retour de cet enchaînement de notes constituant un motif reconnaissable.

Tout ceci peut être ressenti instinctivement à l’écoute, sans aucune analyse. On imagine bien que tous ces critères cumulés de façon exhaustive et systématique génèreraient une infinité de modes potentiels, ce qui n’est pas possible à prendre en compte dans une théorie utilisable pratiquement (ne serait-ce par exemple que pour nommer tous ces modes). Pour ma part, l’écoute précède et justifie la définition des modes que je propose, c’est-à-dire qu’il s’agit dans tous les cas de couleurs mélodiques que j’ai ressenti comme particulières à l’écoute et en les jouant, avant d’observer dans un deuxième temps à quoi c’était dû, et dans un troisième temps de les définir comme des modes identifiables et réutilisables.
Ainsi, on verra que suivant les modes donnés, la description va plus ou moins loin dans l’usage des différents critères : j’ai défini certains d’entre eux d’après la configuration de l’échelle et sa défectivité, mais sans précision sur les microintervalles, tandis que pour d’autres le critère pertinent sera leurs intervalles et non pas leur configuration.
C’est pourquoi je ne prétends pas (et je serais bien en peine de le faire) proposer un système modal clos, cohérent et englobant toutes les possibilités, ne serait-ce que celles qu’on rencontre effectivement dans nos traditions. Cette matière musicale, issue d’une pratique collective, vivante et multiforme, ne pourrait qu’en sortir appauvrie et réduite. Au lieu de cela, il me paraît important d’ouvrir des portes : susciter la curiosité, encourager chacun à affiner son écoute mélodique et enrichir sa pratique musicale grâce à toutes les couleurs et nuances révélées ainsi.
L’ébauche de langage commun que je propose ici ne doit pas occulter le fait que chacun peut se mettre au travail, et faire, avec sa propre sensibilité, d’autres propositions de modes et de noms. On pourra reprendre à son compte ou pas les propositions que je fais ici, ainsi que les noms que je leur donne : mon souhait est que ce travail puisse devenir un bien collectif en étant enrichi des apports d’autres personnes. Pour employer une image : que ce document soit un sac de graines variés à faire germer et fleurir, au lieu d’un herbier de plantes sèches.

6. CHOIX ET ADAPTATION DES INSTRUMENTS

P2160201La tendance à mettre aux oubliettes l’esthétique musicale modale est liée à la question de l’adaptation plus ou moins facile des instruments à cette pratique. Beaucoup d’instruments actuels ont des sons fixes, préaccordés sur des gammes standardisées, et sur la hauteur desquels le musicien a peu voire pas du tout de possibilité d’intervention : claviers, accordéons, guitares… Quand un de ces instruments est présent dans un groupe de musique, il devient la référence de justesse, à laquelle les autres instruments plus souples doivent se plier.
Pourtant, beaucoup d’instruments peuvent réaliser des nuances fines de hauteur en cours de jeu, être préaccordés dans la résonance d’un mode, ou bien exercer un rôle de bourdon ou de rythmique (ou les deux à la fois) qui soutient l’expression modale sans la gêner.
Le chant est l’instrument par excellence, qui obéit à une oreille exercée et se prête à toutes les nuances. De même, tous les instruments à cordes à touche lisse permettent une justesse fine : violon bien sûr, bien présent dans nos musiques populaires, mais aussi alto, violoncelle, contrebasse, ‘ûd (luth arabe), guembri maghrébin, banjo fretless, et quantité d’autres instruments à cordes frottées ou pincées à travers le monde. Pour ce qui est des instruments à vent, beaucoup d’entre eux, par des doigtés spéciaux ou une maîtrise du souffle ou du pincer de l’anche, peuvent permettre les microintervalles : maîtrise de toutes les fourches et obturation partielle des trous de jeu sur les flûtes sans clefs, les cornemuses et autres, coulisse du trombone, doigtés alternatifs, etc.
Des instruments un peu moins souples peuvent néanmoins être préaccordés sur un mode donné, ou avoir un nombre de touches ou de cordes suffisant pour avoir une palette large de nuances nécessaires (avoir plusieurs valeurs possibles pour une note). Un certain nombre d’instruments à cordes, dans la musique ancienne occidentale comme dans des traditions orientales, disposent en guise de frettes de ligatures mobiles sur leur manche, qui peuvent être rapidement réajustées suivant les besoins (famille des violes, luth saz turc,…). D’autres instruments, dont les cordes sont jouées à vide, peuvent également être accordés au besoin de plusieurs façons (harpes, cithares, lyres). La vielle à roue occidentale permet aussi, grâce à ses sautereaux, l’accordage précis de chaque note, même si ce ne peut pas être très rapide. On peut aussi imaginer des percussions mélodiques préaccordées sur différents modes, où certaines lames (par exemple d’un xylophone) seraient rapidement interchangeables, etc. Un passionné de ces questions, Jean-Pierre Poulin, a conçu un système de bagues coulissantes permettant d’accorder une flûte, en réalisant ainsi des échelles non-standard avec des doigtés très simples (voir sur son site  la présentation d’une série d’instruments « programmables »).
Beaucoup d’instruments peuvent aussi réaliser des accompagnements en bourdons, rôle ingrat en apparence mais qui peut être essentiel au son de la musique (voir l’importance du tampura dans la tradition indienne), et même très gratifiant pour le musicien (voir l’article d’Evelyne Girardon sur le bourdon  sur son site «Compagnie Beline»). Ce bourdon peut être continu et régulier, en vagues, ou rythmique. Dans de nombreuses musiques, des musiciens tiennent ce rôle avec conviction et efficacité, au service du son d’ensemble (Dans un groupe, on peut le tenir à tour de rôle, en ayant l’humilité de savoir s’effacer un moment derrière les autres).
Enfin, les percussions non mélodiques ont un rôle important à jouer dans cette musique, où le retour à un son clarifié par l’absence d’harmonisations leur laisse plus de place.
Il me semble possible de puiser, dans le riche instrumentarium des traditions mondiales, nombre d’instruments qui pourront s’adapter à nos musiques en respectant leur caractère et leurs intervalles. Dans ma pratique, j’ai par exemple adopté le gardon hongrois (instrument à cordes percutées accompagnant le violon par un bourdon rythmique), ainsi que différentes flûtes en bois et bambou. Je joue avec des amis utilisant le ‘ûd, différentes percussions proche-orientales, etc
Il faut également être attentifs aux recherches faites en lutherie, par exemple celles de l’Atelier d’Expérimentation Harmonique , qui visent à modifier des instruments existants ou en créer de nouveaux, capables de répondre aux exigences d’une musique aux hauteurs précises et variées. Des recherches sont faites par exemple sur des frettes mobiles permettant d’accorder chaque note indépendamment sur des instruments à cordes, etc. Il est aussi possible, sans être luthier professionnel, de fabriquer certains instruments ou de les modifier pour répondre à des besoins particuliers.
On voit que des courants musicaux divers, avec des points de départ différents, finissent aujourd’hui par se retrouver et se comprendre, sur la nécessité de retrouver une certaine richesse sonore, que ce soit dans les musiques anciennes de différentes époques, des musiques expérimentales, des traditions savantes orientales ou des traditions populaires comme les nôtres.
Je suis convaincu qu’il est possible aujourd’hui de pratiquer la musique de cette façon, même si certains peuvent penser que c’est un retour en arrière, vers des contraintes balayées par la modernité. Il est vrai que dans ce système actuellement, tout n’est pas prédigéré et prêt à l’emploi, qu’il faut retrouver une sensibilité de l’oreille, faire des choix dans les instruments, éventuellement compléter ses techniques de jeu et se forger un vocabulaire adapté. Il faut aussi apprendre à reprendre en compte le temps : temps de l’accordage précis de l’instrument aussi bien que du musicien, temps de l’interprétation où l’on ne change pas de climat à chaque instant, mais où l’on laisse au mode la possibilité de se déployer, d’imprégner le musicien et l’auditeur, de les emmener au plus profond d’un paysage sonore. La richesse musicale que nous pouvons nous réapproprier ainsi justifie ces contraintes, qui n’en sont que parce qu’elles vont contre le nivellement et la standardisation. De plus, à mesure que nous serons plus nombreux à partager ce langage modal (et les instruments et notions théoriques qui vont avec), la pratique en deviendra d’autant plus facile.